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Premier Novembre ! Fête de tous les Saints et veille de Fête
des Morts ! - dernier jour de repos; demain la fournaise.
Nous étions si bien dans ce petit village de Florent à 10
kilomètres des lignes, au milieu des bois que nous ne voulons plus
songer à la guerre. L'écho d'une fusillade plus nourrie, le
grondement plus violent de la batterie en position à la lisière
du village nous rappelaient bien parfois au grand drame, mais sans oser le
dire nous aimions ces moments qui nous serraient le coeur. Les nôtres
attaquaient sans doute et c'était peut-être la Victoire ! - Là-bas
c'était la mort, ici c'était la vie !
Les fusillades et la canonnade, hélas, se sont succédé,
les morts ont été rejoindre les morts, et l'ennemi est toujours
là !
Ce soir, Premier Novembre, nous relèverons la 147ème Régiment
d'Infanterie dans les bois de la Gruerie, nous céderons la place aux
vivants !
Dans la matinée, la petite église a vu se prosterner humblement
des centaines d'hommes. Beaucoup d'entre eux, entassés dans la nef
et le transept ont assisté debout à l'office divin. Ceux qui
n'ont pu pénétrer sont restés silencieusement dans l'humble
cimetière du village, à la porte du sanctuaire, faisant tous
leurs efforts pour entendre les chants religieux ou pour comprendre le sermon
que les circonstances elles-mêmes suffisaient à rendre plus impressionnant
Combien, parmi ces hommes, retrouvaient au fond d'eux-même les croyances
d'autrefois oubliées ou perdues ! La plupart sans doute ! Ceux qui
ne croient pas et qui ont fait la guerre sans croire, vous diront que ces
hommes allaient là par désuvrement ou par faiblesse et
que les forts n'avaient point besoin d'une messe ou d'un sermon pour se réconforter
en présence du danger. L'attitude humble et recueillie de ces centaines
d'hommes à l'église suffisait à affirmer hautement qu'ils
n'étaient pas là par désuvrement. Admettons donc
qu'ils y étaient par faiblesse et venaient y chercher le courage qu'ils
ne pouvaient trouver en eux-mêmes. Admirons les forts ! J'étais
parmi les faibles !
Le départ devant avoir lieu dans l'après-midi nous avions
fait nos préparatifs en silence et pris rapidement un modeste repas
où chacun s'était efforcé d'apporter sinon la gaieté,
mais tout au moins de faire preuve du calme le plus parfait, comme si la chose
la plus naturelle du monde allait s'accomplir.
La route que nous devions suivre cheminait sous bois, ou dans des vallées
abritées sur la plus grande partie du trajet. Elle traversait cependant
au milieu du parcours, le plateau de la Placardelle complètement dénudé
et visible des observatoires ennemis. Le régiment se mit donc en marche
vers quatre heures de l'après midi afin d'atteindre et de traverser
le plateau à la tombée de la nuit.
Avant d'arriver à la lisière du bois, mon sergent-fourrier m'ayant
apporté des ordres du régiment et l'obscurité étant
déjà complète, je lus rapidement les papiers qui venaient
de m'être remis à la lueur de ma lampe électrique, et
je fus profondément étonné d'y trouver cette phrase:
"Citation à l'Ordre"
"Capitaine......, Blessé grièvement en conduisant sa
compagnie à l'assaut d'une batterie allemande qu'il cherchait à
enlever et dont il était à 30 mètres"
Que dire de l'impression produite sur moi par ces quelques mots, sinon
qu'en pareil moment ils me firent à la fois l'effet d'être tout
et de n'être rien. Ils étaient tout parce que je songeais que
bientôt un papa et une maman seraient fiers de leur fils, parce que
je ne craignais plus la mort banale qui fait tomber les noms dans l'oubli.
Ils n'étaient rien, parce que tous les honneurs sont vains, quand la
mort vous guette à chaque détour du chemin. Je serrai cependant
le précieux papier sur mon coeur et je me sentis plus fort car je n'avais
plus le droit d'avoir peur.
La sortie du bois et la traversée du plateau se firent sans incidents,
et les quelques obus des tirs intermittents qui nous saluèrent au passage
ne causèrent d'autres dommages que la création de nouveaux entonnoirs
au milieu des champs déjà bouleversés. La colonne muette
atteignit enfin la Harazée et, gravissant péniblement la forte
pente boisée au Nord du village, fit son entrée dans le sinistre
bois de la Gruerie.
La fusillade jusqu'alors assourdie par la succession des collines boisées
se fit entendre plus distinctement, quelques balles perdues commencèrent
à siffler au-dessus de nos têtes et certaines d'entre elles,
terminant leurs courses aveugles dans le coeur des grands chênes encore
épargnés par la mitraille, s'arrêtaient dans un craquement
sinistre qui nous faisait tressaillir. La marche déjà pénible
se ralentissait davantage, les arbres mal coupés lors de la création
des pistes et les troncs déchiquetés par les obus accrochaient
les pieds des hommes qui s'abattaient lourdement sur le sol boueux au milieu
d'un bruit de ferraille causé par la chute des gamelles et des armes.
Cependant on avançait toujours.
Aux environs du poste de Commandement du Colonel dans un repli de terrain
au milieu d'une clairière, un triste spectacle éclairé
par le lueur de quelques mauvaises lanternes et de quelques maigres feux de
bivouacs apparut à nos yeux. Des centaines de petites croix bien alignées
semblaient se dresser sur notre passage et étendre leurs bras pour
nous dire de ne pas aller plus loin ; au milieu d'elles une croix plus grande
portait une immense couronne tricolore apportée là sans doute
dans le courant de la journée. Cette scène muette n'était
animée que par la marche lente de quelques soldats fantômes transportant
péniblement pour les aligner côte à côte dans une
dernière tranchée les précieux fardeaux rangés
sur le bord de notre chemin.
En passant par là, beaucoup d'entre nous sans doute ne purent s'empêcher
de songer qu'à cette heure dans les églises de France, des mères,
des femmes et des enfants à la prière du soir du 1er Novembre,
pleuraient déjà pour ceux qu'ils ne devraient plus revoir. Tous
sans doute s'imaginèrent que c'était là peut-être
la dernière étape du retour, et tous passaient en silence, la
tête basse, avec la même pensée, qui devait être
à cette place la pensée commune de tout un régiment.
Au poste de commandement, les agents de liaison des Compagnies que nous
devions relever nous attendaient pour nous diriger sur les emplacements que
nous devions occuper dans la nuit. A partir de ce moment la marche s'accomplit
avec une lenteur désespérante. La piste étroite et mal
frayée ne permettait plus que le passage d'un homme de front et la
nuit devenant plus noire, la Compagnie dût se former en une longue colonne
à la suite des deux hommes pour lesquels cette zone de mort n'avait
plus de secrets.
La fusillade augmentait d'intensité au fur et à mesure que
nous approchions des lignes ; on eut dit que les camarades sentant la délivrance
par la relève prochaine retrouvaient une vigueur nouvelle et cherchaient
à venger leurs morts en brûlant le reste de leurs cartouches.
L'ennemi inquiet et méfiant ripostait avec la même énergie
et les balles sifflaient à nos oreilles en un miaulement lugubre qui
nous faisait instinctivement baisser la tête. Involontairement nous
marchions courbés vers la terre, en nous serrant davantage les uns
contre les autres, les mains crispées à la martingale de l'homme
qui nous précédait dans la colonne, et nous avions hâte
de nous rapprocher du formidable enfer pour entrer dans le boyau protecteur
qui nous permettrait de relever la tête et de respirer plus à
l'aise. Personnellement une crainte stupide et qui peut-être ne m'était
pas particulière s'était emparée de tout mon être,
ces balles aveugles ne me faisaient pas peur, mais je frémissais en
songeant que l'une d'elle dans sa course folle pouvait m'atteindre à
la tête. A cette pensée, je rapprochais d'avantage de mon visage
la couverture que je portais enroulées autour de mon cou et, rassuré
par cette illusoire protection, je suivis mes guides avec a tête plus
haute et une assurance plus grande.
Enfin, nous atteignîmes le boyau, dont l'accès se trouvait
à peine à 200 mètres des premières lignes ennemies.
C'était là le seul moyen de communication permettant à
toute une compagnie d'aller vers l'avant ou de correspondre vers l'arrière
et il était d'ailleurs d'une largeur insuffisante pour permettre le
croisement de 2 hommes porteurs du chargement de campagne. L'inévitable
se produisit à cinquante mètres à peine de l'entrée
du boyau. Pressés en avant par des hommes qui se rendaient vers l'arrière,
pressés en arrière par la poussée d'une centaine d'autres
qui cherchaient à disparaître dans le trou protecteur, tout mouvement
nous devint bientôt impossible. Ayant fait effacer les guides, je cherchais
en vain à refluer la poussée descendante, je me heurtais à
des masses inertes affalées au fond du boyau que la menace seule obligeait
à se relever pour me livrer passage. Désespérant d'arriver
par ce moyen jusqu'au poste de commandement du Capitaine que je devais relever,
j'attendis à mon tour le reflux de la vague qui nous barrait le passage.
Cet arrêt ne dura heureusement que quelques minutes qui furent pour
moi des minutes d'angoisse, car je ne pouvais m'empêcher de songer sans
effroi, à la faible influence que j'exerçais sur ma troupe et
au peu d'autorité que j'aurais sur elle dans le cas d'une attaque ennemie.
Rappelés sans doute par leur commandant de compagnie impatient de voir
l'arrivée de la relève, les hommes qui nous arrêtaient
se retirèrent et nous pûmes ainsi continuer notre marche silencieuse.
Quelques instants après j'arrivais au poste de commandement.
Cinq ou six hommes accroupis dans une caverne de trois mètres de
large avaient déjà fait leurs préparatifs de départ
et en dépit de la fatigue qui tirait les traits de leurs visages on
apercevait dans leurs yeux des étincelles de joie. Ces condamnés
en nous voyant revenaient à la vie. Un morceau de bougie suspendu par
un fil de fer à une toiture en rondins à peine haute de 2 mètres
éclairait cette demeure qui avait l'aspect d'un tombeau.
A l'appel de leur chef quatre hommes sortirent du poste de commandement
et prenant successivement au passage les chefs de section de ma compagnie,
les conduisirent sur les emplacements qu'ils devaient occuper pendant que
le Capitaine me passait les consignes du secteur.
Vers onze heures du soir la relève était terminée.
Quelques hommes glissant furtivement le long des boyaux, le frôlement
des sacs contre les parois abruptes de la terre humide, une poignée
de main du Capitaine qui partit à son tour comme une ombre et ce fut
tout. J'étais désormais seul responsable de la garde de ce coin
de France où veillaient les cent cinquante braves que je commandais.
Le reste de la nuit se passa en alertes continuelles. Un coup de fusil partant
d'un coin du front déchaînait sur toute la ligne une fusillade
d'enfer à laquelle s'ajoutaient les éclatements déchirants
des obus. Au cours de ces rafales des balles nombreuses arrêtées
brusquement dans leur course par la toiture qui recouvrait le poste de commandement
faisaient tomber sur nous une pluie de terre ininterrompue, et lorsqu'un obus
s'abattait à quelques mètres de là une sorte de tremblement
agitait les parois du gourbi qui menaçait de s'effondrer sur nous.
Enfin les premières lueurs du jour apparurent. J'attendais ce moment
avec impatience fébrile afin de pouvoir faire utilement la reconnaissance
du secteur affecté à ma Compagnie. Je partis donc vers la tranchée
de première ligne distante d'environ cinquante mètres du poste
que j'occupais. Parcourant successivement le front de mes sections, je trouvais
tous mes gradés et mes hommes à leurs postes de combat et je
ressentais une poignante émotion en passant au milieu de ces braves
qui me témoignaient la plus grande sollicitude.
- "Attention, mon Capitaine, me disait l'un, baissez-vous pour passer
par là"
- "Ne regardez pas par ce créneau, il est repéré
et j'ai failli m'y faire tuer."
Sur toute la ligne, je trouvais le même dévouement, le même
esprit de sacrifice, et j'admirais ces hommes qui restaient stoïquement
dans la boue jusqu'aux genoux, avec une couverture ou un terrier pour abri,
ayant à une vingtaine de mètres devant eux un ennemi puissamment
outillé et armé.
Je ne sais s'il était vrai, comme le disaient les communiqués,
qu'en certains points de l'Argonne "nous progressions à la mine
et à la sape" ou que "nous y menions la lutte habituelle
de grenades" mais si j'avais été chargé de rédiger
le communiqué du front modeste de 300 mètres que j'occupais
et au delà duquel je ne connaissais rien, j'aurais été
très fier d'écrire ces mots: " Nous sommes à 20
mètres de l'ennemi, devant nous cinq ou six mitrailleuses frappent
d'une balle à la tête les hommes qui montent la garde aux créneaux,
un canon revolver détruit les parapets de nos tranchées que
nous ne pouvons reconstruire, l'ennemi s'approche à la sape et nous
lance à profusion des grenades et des bombes. Nous n'avons pour lui
répondre que quelques grenades d'un modèle antique, une dizaine
de pétards et nos fusils, malgré tout nous veillons aux créneaux
et nous tenons toujours."
Pendant les quelques jours en effet que ma Compagnie tint ce secteur,
pas un pouce de terrain ne fut abandonné à l'ennemi, et les
deux lignes de tranchées dont nous avions la garde furent entièrement
maintenues. Il en pleuvait cependant de la mitraille sur ces trois cents mètres
de terre d'Argonne et il se répétait souvent ce simple compte-rendu
de mes chefs de section: "encore un de mes hommes tué d'une balle
à la tête, les parapets s'éboulent ; si nous ne recevons
pas de sacs à terre nous ne pourrons plus tenir." - Les sacs à
terre n'arrivaient pas et nous tenions toujours.
Parfois au petit jour, en même temps que le ravitaillement en cartouches,
je recevais une dizaine de pétards que je mettait aussitôt à
la disposition de mes grenadiers improvisés, et c'était pour
ces hommes choisis parmi les plus braves une véritable récompense
que la distribution de ces engins destinés à remplacer les grenades
absentes dans nos rangs. Leurs yeux pétillaient, un bon sourire illuminait
leurs visages, on eut dit qu'un armement nouveau et terrible à la fois
était mis entre leurs mains et qu'ils n'avaient plus rien à
craindre de la formidable machine à tuer qu'ils avaient devant eux.
Il fallait voir avec quelle minutie ces hommes accouplaient leurs pétards
sur un morceau de bois, les entouraient de fil de fer barbelé, les
hérissaient de clous et introduisaient la mèche destinée
à l'allumage. Ce travail nécessitait un calme relatif et s'exécutait
sous mes yeux au poste de commandement. Lorsqu'il était terminé,
les grenadiers repartaient rapidement vers la tranchée, heureux de
donner à leurs camarades le beau spectacle du lancement d'une "chaussette
à clous" car c'est ainsi qu'ils avaient baptisé cet engin
pour lequel ils avaient une véritable vénération. - Là
un grand conseil composé des hommes et des Chefs se réunissait
et discutait et comme j'y étais convié lorsque l'opération
en valait la peine je puis affirmer qu'un Etat-Major avant l'attaque ne pouvait
apporter plus de science et de méthode dans sa préparation que
ces hommes n'en apportaient dans le choix du point de lancement et du point
d'arrivée de la fameuse "chaussette à clous". La décision
prise, le grenadier allumait tranquillement la mèche, puis d'un geste
vif s'élançant souvent hors de la tranchée ou du boyau
protecteur, il envoyait à ceux d'en face sa machine infernale. Au bruit
de l'explosion succédaient parfois des cris de douleur auxquels les
nôtre répondaient par des cris de joie et la fusillade achevait
ce véritable concert de démons.
La lutte avait chaque jour le même aspect et chaque jour de nouveaux
morts portés vers le cimetière allaient grossir les rangs déjà
nombreux, hélas, de ceux qui reposaient aux pieds des petites croix
de bois.
Oh ! l'horrible spectacle que l'enlèvement des morts ! - ces corps
sans âme, la plupart du temps affreusement mutilés demeuraient
tout le jour délaissés sur un parapet ou dans un repli bien
isolé de la tranchée, car dans ce coin de l'Argonne, les morts
étaient une gêne pour les vivants et la nuit permettait seule
aux brancardiers d'accomplir leur courageuse et sinistre besogne.
Chaque soir deux hommes semblables à des ombres se glissaient silencieusement
jusqu'au poste de commandement ; sur leur capotes boueuses on distinguait
à peine leurs brassards à croix rouge qui était leur
seule arme et souvent leur seule gloire. Guidés par les agents de liaison,
ils sortaient comme ils étaient venus, tristes et muets à la
recherche de leurs précieux fardeaux. Songez que ces hommes avaient
deux cent mètres de boyaux boueux et étroits à parcourir,
que ces boyaux étaient d'une sinuosité telle que le brancard
ne pouvait y pénétrer. Imaginez également ces hommes
en présence d'un cadavre raidi pendant une longue journée d'attente
et qu'une blessure affreuse rend plus épouvantable à voir vous
pourrez ainsi vous faire une idée de l'horrible et courageuse besogne
qu'ils devaient accomplir. L'un d'eux s'accroupissait, fixait solidement ses
ongles et ses mains dans la capote du mort à hauteur des épaules
et aidé par son camarade, chargeait le cadavre sur son dos. Le triste
cortège se mettait en marche ; le corps rigide se heurtait aux parois
du boyau et sa tête sanglante s'appuyait sur celle du brancardier qu'elle
arrosait de sang. Les deux hommes faisaient ainsi quelques mètres et
s'arrêtaient, ils se remplaçaient dans leur pieuse et triste
corvée, et tour à tour, traînant ou poussant leur malheureux
compagnon d'armes d'hier ils arrivaient à la sortie du boyau où
ils pouvaient enfin se servir utilement de leur brancard. Ce pénible
calvaire ne s'arrêtait qu'au cimetière, il n'était pas
rare hélas qu'il se reproduisit plusieurs fois dans la même soirée.
Ainsi pendant six jours se succédèrent les heures d'angoisse
et les scène tragiques.
Dans la matinée du sixième jour, des bruits de relève
apportés par les cuisiniers et les hommes de corvées commencèrent
à circuler. Nous n'osions pas croire en cette nouvelle, tant nous avions
peur de ne pas en voir la réalisation, et cependant nous ne pouvions
nous empêcher d'interroger avidement tout soldat qui revenait de l'arrière,
si modeste qu'ait été son emploi dans le voisinage de nos chefs.
Nous cherchions à nous persuader nous-même d'une idée
à laquelle nous nous attachions intérieurement tout en la démentant
dans nos conversations. Cette idée avait pour unique sujet cette relève
si impatiemment attendue. Enfin dans l'après-midi un agent de liaison,
venu du poste de commandement du chef de Bataillon pour apporter les ordres,
nous lança joyeusement ces mots en entrant dans le gourbi: "Çà
y est, mon Capitaine, nous sommes relevés cette nuit." - Cette
fois le "fameux rapport des cuisines" était exact. La bonne
nouvelle se répandit aussitôt dans la tranchée comme une
traînée de poudre et je crois inutile d'ajouter que les préparatifs
de départ furent terminés longtemps avant l'arrivée de
ceux que nous attendions avec tant d'impatience.
Dans le courant de la nuit la Compagnie chargée de la relève
apparut. Une heure après, nous prenions le chemin du retour vers nos
anciens cantonnements et toujours en silence, nous nous hâtions de quitter
ce lieu maudit que d'autres allaient avoir la pénible tâche de
défendre. Après la traversée du cimetière l'espoir
revint dans tous les coeurs et des chuchotements commencèrent dans
les rangs. Entre la Harazée et la Placardelle, en arrivant à
hauteur de la batterie de 75 en position à proximité du chemin,
les causeries à haute voix et les rire reparurent. Après la
traversée du plateau et le salut au passage de quelques obus sans effet,
le Régiment pénétra dans le bois et la joie de vivre
se traduisit aussitôt par la lueur de centaines de petites flammes joyeuses
allumant les pipes et les cigarettes jusqu'alors interdites. En entrant dans
Florent, toutes les misères passées étaient oubliées.
Arrivant la nuit au cantonnement, il nous paraissait logique de reprendre
les emplacements que nous occupions avant le départ pour les bois de
la Gruerie ; il n'en fut cependant pas décidé ainsi, et pour
une cause inexpliquée ma Compagnie dut s'installer dans une nouvelle
partie du village. La reconnaissance sommaire faite par le sergent-fourrier
ayant été incomplète en raison du manque de temps, certaines
escouades ne purent trouver la place suffisante au logement de tous leurs
hommes, et je dus procéder moi-même à une nouvelle répartition
du cantonnement. Éclairé par une mauvaise lanterne portée
par le sergent-fourrier, je dus faire au milieu de la nuit l'ascension des
nombreux greniers qui servaient de refuge à ma Compagnie. Représentez-vous
des hommes épuisés par six journées d'efforts surhumains
et sur lesquels la peur n'agit plus que pour les tenir en éveil, vous
les verrez boueux et débraillés, affalés dans tous les
sens, la tête reposant sur un havresac que certains n'ont même
pas eu la force de démonter pour en retirer la couverture. Ce sont
ces hommes que je devais secouer, qu'à regret je devais menacer même,
pour les faire serrer les uns contre les autres, et obtenir la place nécessaire
à ceux qui attendaient, vautrés en bas de l'échelle,
l'appel de leurs noms, pour atteindre dans un dernier effort le coin du réduit
où ils pourraient s'affaler et dormir à leur tour. Allant de
grenier en grenier suivi par un troupeau docile et épuisé, j'arrivais
ainsi trouvant une place par-ci, deux places par là, à donner
à tous mes braves survivants le misérable abri qu'ils occupaient
en silence en me regardant avec de bons yeux pleins de reconnaissance.
Ce dernier devoir accompli je gagnais la chambre modeste qui m'était
destinée et que je devais partager avec un de mes officiers.
Le lendemain la joie était dans les curs Cinq jours de repos.
Cinq jours en Novembre 1914, c'était peut-être le temps d'une
victoire nouvelle, et cet espoir se lisait sur tous les visages.
N'était-il pas naturel aussi pendant ces bonnes journées
de se hâter de vivre, et pour un chef n'était-ce pas à
cette époque se hâter de vivre que d'apporter à ceux qui
le lui rendaient en sacrifices, un peu de bien être et d'affection.
Aussi, dès le premier jour de repos, je songeais à améliorer
la nourriture de mes hommes en profitant d'une circonstance tout à
fait inespérée. a quelques kilomètres de FLORENT, se
trouvait un de mes oncles, Capitaine du train, au groupe de Brancardiers de
ma Division. Cet oncle avait pour moi l'affection d'un père ; militaire
de carrière, il vouait une profonde admiration à ceux que je
commandais et l'affection qu'il me témoignait s'étendait à
ceux qui vivaient avec moi, qui partageaient mes peines et qui étaient
appelés à mourir à mes côtés. L'idée
me vint donc aussitôt de m'adresser à cet oncle qui se trouvait
dans une zone moins ravagée que la nôtre pour lui demander de
me procurer les suppléments de nourriture et quelques douceurs que
je désirais distribuer à mes hommes. Averti par mon cycliste
de notre retour à FLORENT, mon oncle me fit répondre qu'il était
heureux de venir passer l'après-midi du lendemain avec moi. Il me ferait
envoyer par une voiture ce que je lui demandais et m'annonçait en particulier
que je recevrais aussitôt que possible, un mouton qu'il allait acheter
immédiatement et faire préparer par ses hommes en vue d'une
cuisson immédiate.
Le journée du lendemain s'annonçait donc pour moi comme devant
être doublement heureuse, puisque bientôt j'aurais le plaisir
de vivre quelques heures avec un être qui m'était cher, et que
j'allais enfin avoir l'occasion de témoigner à ceux que je commandais
un peu de sollicitude et d'affection.
A la guerre, hélas, demain c'est toujours le mystère !
Dans la matinée du lendemain en effet, nous reçûmes
l'ordre de nous tenir prêts pour le départ, le Régiment
devant occuper dans la soirée le cantonnement de la PLACARDELLE. Pourquoi
ce changement soudain ? Et les bruits les plus extraordinaires coururent à
ce sujet, semant parmi les soldats l'angoisse en même temps que le découragement.
Ne disait-on pas que le Président de la République devait venir
à FLORENT et que nous étions trop boueux et trop sales pour
le recevoir ! - Racontars de cuisiniers sans doute, mais il n'était
pas moins vrai que l'occupation du nouveau cantonnement souvent marmité,
n'était plus le repos désiré et que cet ordre produisit
sur le moral du régiment un effet désastreux.
Les officiers montés quittèrent FLORENT vers midi afin de
faire de jour la reconnaissance du cantonnement. Le Régiment ne partit
que dans la soirée, toujours dans le but d'échapper aux tirs
de l'artillerie ennemie dirigés sur le Plateau.
Les quelques obus qui tombèrent pendant la nuit n'occasionnèrent
aucune perte en hommes, il fut cependant décidé que le Régiment
ne pourrait rester de jour dans le village et qu'il se rendrait dans la matinée
à deux kilomètres de là, dans le ravin profond du RONDCHAMPS
où ils construiraient des abris. En outre deux compagnies seraient
chaque jour désignées pour tenir les tranchées de deuxième
position placées en lisière des bois à l'entrée
du Plateau de la PLACARDELLE.
Ainsi les journées de repos se passèrent en changements
continuels, et une fois sortie du village ma Compagnie n'y rentra plus qu'à
la veille d'une nouvelle relève dans les Bois de la Gruerie.
Au cours de ces déplacements, je ne devais plus songer à
la visite de mon oncle qui ne pouvait s'aventurer au hasard aussi loin de
son cantonnement, et j'avais perdu l'espoir de procurer à mes hommes
le moindre supplément à leur nourriture habituelle. Grande fut
ma surprise en rentrant à la PLACARDELLE lorsque mon cycliste m'apprit
qu'un gradé du train des Équipages avait pu pénétrer
jusqu'au village avec une voiture et y apporter pour ma Compagnie un mouton
tout entier. Imaginez-vous la joie des escouades en recevant les distributions.
Les "cuistots" allaient enfin pouvoir montrer leurs talents culinaires
qui depuis trois mois ne s'exerçaient que sur du boeuf ou des conserves
et ils regardaient avec attendrissement les beaux morceaux de mouton qui s'accommoderaient
si bien avec le plat traditionnel de haricots. La perspective du bon repas
du soir mit aussitôt toute la Compagnie en gaieté et il n'en
fallu pas davantage pour faire oublier que le cantonnement était affreux
et sale, qu'il n'y avait pas de paille dans les greniers ouverts à
tous les vents et que demain c'était à nouveau les misères
et les horreurs de la tranchée dans les Bois de la Gruerie.
Vers quatre heures de l'après-midi, le Colonel fit venir à
son bureau, installé dans la Mairie du village, les Chefs de Bataillons
et les Commandants de Compagnies. Peu de temps avant l'heure fixée
en arrivant sur la petite place, je trouvais déjà plusieurs
de mes camarades lancés dans une conversation qui me paraissait donner
à leurs visages un air grave et anxieux à la fois. Prenant place
dans le cercle, j'apprit aussitôt que les Boches venaient de prononcer
plusieurs attaques sur le saillant de BAGATELLE, situé sur la droite
du front occupé habituellement par le Régiment, et une Compagnie
du 147ème y avait été en partie anéantie. Les
Officiers qui commentaient cet événement se préoccupaient
déjà de la relève prochaine et cherchaient à deviner
avant l'apparition des ordres, sur quelle Compagnie du Régiment tomberait
la lourde tâche d'assumer la défense du fameux saillant. Pour
ma part, j'écoutais attentivement cette discussion sans émettre
mon avis, car mon Bataillon avait occupé pendant le dernier séjour
toute la partie droite du secteur affecté au Régiment et si
la relève s'opérait dans les conditions habituelles il était
certain que nous occuperions le lendemain la partie gauche qui était
de l'avis de tous, la position des lignes la moins agitée et la moins
meurtrière.
C'est peut-être un honneur à la guerre que d'occuper un endroit
dangereux et je ne sais s'il en est qui briguent cet honneur, j'avoue très
humblement que pour mes hommes et pour moi, je préférais ne
point être à l'honneur.
Enfin, le Colonel nous fit entrer. Ce Chef que je connaissait depuis trois
ans et qui depuis deux mois avait quitté le Commandement d'un Bataillon
de Chasseurs pour prendre celui du régiment où il m'avait nommé
Capitaine était connu de tous pour sa grande énergie. Il m'apparut
dès l'entrée plus préoccupé qu'à l'habitude.
J'eus aussitôt le sentiment que dans cette réunion un orage était
suspendu au-dessus de nos têtes, et que les décisions les plus
graves allaient être prises dans quelques instants.
D'un geste le Colonel nous fit asseoir et prenant aussitôt la parole
"Messieurs, nous dit-il, vous n'ignorez pas que de violents combats,
d'où sortiront les décisions de la guerre, se livrent actuellement
dans le Nord de la France. On nous demande, ici, de tenir jusqu'au bout si
dure que soit notre tâche. Je vous ai donc réunis non seulement
pour vous donner des ordres en vue de la relève de demain, mais encore
pour étudier avec vous en détails, les moyens à employer
pour nous défendre et surtout ceux qui nous permettront de contre-attaquer
où d'attaquer au besoin pour remplir plus sûrement la tâche
glorieuse qui nous est confiée. Je vais donc donner la parole à
chacun de vous et nous prendrons pour chaque unité les décisions
nécessaires au succès de la mission du Régiment."
Le premier Capitaine interrogé était un homme froid et calme,
aux décisions mûrement réfléchies, non seulement
courageux dans ses actes, mais également courageux dans ses opinions.
Il répondît aussitôt:
"Mon Colonel, ce que vous me demandez est impossible à l'heure
actuelle ; sur la ligne que nous occupons, nous sommes à certains endroits
nez à nez avec l'ennemi, qui dispose contre nous des moyens d'attaque
les plus perfectionnés. Nous n'avons pas de grenades et il ne reste
plus au Régiment que deux mitrailleuses qui seront détruites
et enlevées, comme les autres si nous les mettons en batterie. Chaque
jour, sans combattre, nos pertes sont énormes et l'ennemi pénètre
peu à peu dans nos lignes ; le seul moyen à employer pour remplir
notre mission est de gagner du temps et de l'espace en occupant la deuxième
ligne organisée par le Génie à 200 mètres de la
première. Là seulement nous pourrons sinon attaquer, mais du
moins nous défendre."
A ces mots, le Colonel fronça les sourcils et s'adressant à
tous, il dit d'une voix dure: "Est-ce là ce que tous, vous allez
me proposer ?". Un silence de mort fit suite à ces paroles. Le
Capitaine avait en effet exprimé la pensée de tout un régiment.
Frappant d'un violent coup de poing la table sur laquelle s'étalaient
les cartes du sinistre enfer de la Gruerie, le Colonel poursuivit sur un ton
de violent colère: "A l'heure où je vous demande de résister
en attaquant au besoin, vous me parlez de reculer. Eh bien ! vous vous ferez
tuer sur place, mais je vous donne l'ordre de rester sur la première
ligne."
Il répartit ensuite le secteur entre les Compagnies puis se tournant
vers moi, il ajouta simplement: "La sixième Compagnie occupera
demain le saillant de BAGATELLE."
Je reçus ce coup inattendu en pleine poitrine et je dus faire effort
pour ne point pâlir en présence de mes camarades. Puis, rassurant
ma vois, je répondis sans forfanterie mais aussi sans faiblesse en
regardant mon Chef: "Bien, mon Colonel."
La réunion était terminée et les Officiers s'en allaient
en discutant à vois plus ferme et plus rassurée: la foudre n'était
point tombée sur eux. Pour ma part, j'avais hâte de me retrouver
parmi mes hommes, et si j'acceptais d'être à l'honneur, puisque
l'honneur consiste souvent à rester là où est le devoir,
je me demandais avec anxiété en me dirigeant vers le cantonnement
de ma Compagnie comment serait accueillie la nouvelle que j'apportais.
Arrivant à la fin du repas du soir, je trouvais partout des visages
radieux, le plat de mouton aux haricots avait été apprécié
comme il convenait et il avait à lui seul fait plus d'effet que la
meilleure théorie morale sur le devoir et le patriotisme.
Le moment était donc propice à la divulgation du terrible
secret qui m'oppressait. En peu de mots, je mis mes braves au courant de la
situation et de la mission difficile qui allait être confiée
à la Compagnie et je terminais en faisant appel au bon esprit de tous.
La consternation se répandit aussitôt dans les rangs et,
chose curieuse, les plus braves se mirent à protester. "Ce n'est
pas notre tour." disaient les uns, "Ce sont toujours les mêmes
qui se font casser la gueule" disaient les autres et les commentaires
allaient leur train semant partout la lassitude et le découragement.
Je dus faire appel à tous les nobles sentiments contenus dans le coeur
de ces hommes qui étaient l'âme de la Compagnie pour les ramener
à la raison et j'eus enfin la joie d'entendre ces mots qui furent bientôt
dans toutes les bouches "On ira, mon Capitaine, mais c'est parce que
c'est vous."
Le sacrifice du lendemain était consenti.
La relève s'opéra dans des conditions extrêmement
pénibles. Dans la nuit les guides ne retrouvaient plus l'entrée
du boyau et s'égaraient dans le labyrinthe des entonnoirs que séparaient
des arbres déchiquetés. Sous les rafales nombreuses, nous étions
obligés de nous aplatir sur le sol pour bondir à nouveau quand
les balles devenaient plus rares, et nous allions ainsi, de trou en trou,
cramponnés les uns aux autres, vers l'inconnu et vers la mort. Soudain,
du fond d'une excavation, une faible lueur apparut. Approchant avec précaution,
j'entendis des vois amies qui sortaient de ce tombeau. Glissant le long des
parois du boyau, courbant le corps plus qu'à demi, je fis mon entrée
dans cet antre. J'étais au poste de Commandement.
Accroupis ou assis dans ce gourbi qui ne permettait pas de redresser la tête,
les quelques soldats qui se trouvaient là bougèrent à
peine en me voyant apparaître. On eut dit qu'après tant de souffrances,
rien ne pouvait les émouvoir. Au milieu d'eux, un homme à la
barbe hirsute, aux yeux caves, qui me fit l'effet d'un vieillard était
assis nonchalamment sur une maigre botte de paille. Il tenait dans ses mains
noires et boueuses un morceau de pain qu'il portait négligemment à
la bouche après l'avoir recouvert d'une couche de pâté
qu'il extrayait avec son couteau d'une boîte de conserves placée
sur ses genoux. Sans interrompre son repas cet homme me dit d'une voix triste
et grave: "Comment c'est toi ! Ah ! mon pauvre vieux !". A ces mots
je tressaillis et je reconnus l'homme. Ce vieillard était un de mes
amis et il avait trente ans.
Les agents de liaison étaient sortis du gourbi pour diriger mes
sections sur leurs emplacements, je m'assis sur la botte de paille à
côté de mon camarade. "Pas de veine, mon pauvre vieux reprit-il
et encore, pourvu que tu t'en tires comme moi ! Quelles consignes veux-tu
que je te passe. En certains endroits toute la tranchée de première
ligne est aux mains des Boches et nous avons dû nous barricader dans
les boyaux ; dans d'autres, mes hommes sont dans des trous individuels qu'ils
ont creusés en hâte. Le poste de Commandement que j'occupais
hier s'est effondré et nous sommes ici à vingt mètres
de l'ennemi, complètement à droite du secteur de la Compagnie.
Je ne crois pas à une attaque de nuit en raison de l'enchevêtrement
des lignes, mais pendant le jour fais attention, et si tu as des hommes en
nombre suffisant, creuse de suite une deuxième tranchée, car
en arrière, il n'y a plus rien."
Après un moment de silence, il reprit: "Combien as-tu d'hommes
avec toi ?" - "Cent-vingt lui répondis-je." - "Cent-vingt,
mais malheureux tu ne pourras pas tenir ; j'ai reçu deux renforts et
j'ai deux cent cinquante hommes qui tiennent péniblement. Toute la
Compagnie peut à peine suffire pour occuper le front. Si tu n'as pas
de réserves pour contre-attaquer, et des hommes disponibles pour creuser
en hâte, tu es perdu."
Chacune de ses paroles augmentait mon angoisse, mais que faire ! - Avant
de rendre compte il fallait voir et pour cela il fallait attendre l'arrivée
du jour. D'ailleurs un à un les agents de liaison rentraient, les hommes
du 147ème sentant l'arrivée de leurs remplaçants s'étaient
relevés d'eux-même, leur courage était à bout et
il fuyaient sans attendre les ordres de leurs chefs.
En vain mes gradés revenaient éperdus au poste de Commandement,
rien ne pouvait arrêter cette fuite silencieuse dans la nuit.
A peine un quart d'heure après notre passage au poste de Commandement,
ma Compagnie se trouvait seule pour défendre ce coin maudit. Mon ami
me serra la main en me regardant tristement et je compris à ce simple
geste que la seule consigne de ce secteur était la suivante: "ici,
le Capitaine n'est que le meilleur soldat de sa Compagnie." -"Bonne
chance.", me dit-il et aussitôt qu'il eut franchi l'entrée
du gourbi, il disparut dans la nuit. La relève était terminée.
Jusqu'au jour, l'activité ne se manifesta que par une fusillade continuelle.
Postés dans les trous, souvent sans liaison entre eux, tous mes hommes
veillaient et se donnaient du courage en créant devant eux au moindre
bruit une zone de mort à laquelle l'ennemi ne répondait que
par le tir intermittent de ses mitrailleuses. Étendu sur la paille,
mon revolver chargé à mes côtés, je sommeillais
auprès de mes agents de liaison.
L'un d'eux, la baïonnette au bout du fusil, montait silencieusement la
garde à l'entrée du gourbi et arrêtait impitoyablement
tout ce qui s'approchait du trou, dans un demi-sommeil, j'entendais tout ce
qui se disait à cette porte et chaque fois les mêmes mots se
répétaient: "Pas si fort, le Capitaine dort." - et
j'étais ému jusqu'aux larmes en pensant qu'au milieu de ce vacarme
infernal les quatre enfants qui étaient là, veillaient sur mon
sommeil et se tenaient prêts à me faire un rempart de leurs corps.
La nuit s'acheva sans incident.
Aussitôt le lever du jour, j'entrepris la reconnaissance de mon
secteur. Dans la boue jusqu'aux genoux, m'accrochant aux racines des arbres,
je mis un temps infini pour parcourir le dédale inextricable des boyaux
occupés par la droite de ma Compagnie. Partout la lutte y présentait
le même aspect. On se fusillait à bout portant par-dessus des
barricades de fagots ou de sacs à terre, et dans ce combat sans merci
nos fusils donnaient seuls la réplique aux mitrailleuses et aux torpilles
allemandes. A midi, j'avais à peine reconnu la moitié du secteur,
mais j'avais pu me rendre compte de la nécessité de renforts
immédiats dont je demandais l'envoi d'extrême urgence. Malgré
tous mes efforts, je ne pus parcourir dans l'après-midi toute la gauche
de mon secteur qui s'étendait sur un front disproportionné à
mon effectif, et lorsque le soir arriva, malgré mes demandes réitérées,
je n'avais pas obtenu l'envoi des renforts dont j'avais besoin pour maintenir
le contact avec la Compagnie voisine.
En dépit de nos pertes nombreuses, nous tenions toujours et le
matin du deuxième jour nos positions étaient intactes.
L'ennemi avait cependant senti le point faible de notre défense
et dès le petit jour, les torpilles et les bombes commencèrent
à s'abattre sur la gauche de la Compagnie avec un fracas infernal.
Sur tout le front la fusillade reprenait avec rage. L'attaque semblait prochaine.
Successivement, je lançais mes agents de liaison vers le poste
de commandement du Chef de Bataillon et vers celui du Colonel pour leur faire
part de mes craintes.
Oh ! les braves, que ces petits agents de liaison de 1914. Lorsque j'appelais
l'un d'entre eux pour transmettre un pli vers l'arrière, il se levait
sans mot dire, me regardait tristement, puis ajustant son équipement
pour se donner une dernière minute de répit et rassembler tout
son courage, il sortait du gourbi. A quelques pas de là le boyau battu
par les balles débouchait dans la forêt ; avant d'en sortir,
l'homme jetait un regard devant lui pour chercher l'arbre ou le trou protecteur
qui allait lui servir de nouvel abri, puis se ramassant sur lui-même
il bondissait comme un chat vers le relais qu'il avait choisi. D'abri en abri,
la course continuait ainsi. De l'entrée du poste de commandement, anxieux,
je suivait ce départ en retenant mon souffle et je ne me sentais à
l'aise qu'après avoir vu mon agent de liaison disparaître dans
les profondeurs de la forêt.
Au retour, l'homme épuisé, boueux, le front ruisselant de sueur
s'abattait dans l'abri comme une loque, puis heureux de vivre encore et fier
du devoir accompli, il me tendait en souriant le morceau de papier pour lequel
il venait de braver la mort.
Invariablement hélas, la réponse contenait cette phrase sinistre:
"Je ne puis vous envoyer de renforts actuellement, mais coûte que
coûte, il faut tenir."
Vers neuf heures, la lettre suivante me parvenait du poste de Commandement
du colonel: "Vous allez recevoir comme renforts, deux sections d'Infanterie
Coloniale avec un Sous-lieutenant et un Capitaine. Bien que ce Capitaine soit
d'une ancienneté supérieure à la vôtre, vous disposerez
de lui comme vous l'entendrez et vous conserverez le commandement du secteur."
Pourquoi des Coloniaux ? Pourquoi ce Capitaine ? et ces deux pensées
me revenaient sans cesse à l'esprit.
Enfin ! je vis arriver le renfort attendu. De suite, je dirigeais un de ces
sections vers la gauche de mon secteur en la mettant à la disposition
d'un de mes Officiers, et je gardais l'autre en réserve dans un boyau
à proximité du poste de commandement.
Cette opération allait être terminée, quand le Capitaine
qui m'était annoncé fit son entrée dans mon abri. Ce
nouveau camarade me fit au premier aspect la meilleure impression et je me
sentis plus à l'aise pour lui communiquer la lettre dont le contenu
m'avait tant intrigué. "Savez-vous, lui dis-je en sortant cette
lettre de ma poche, que j'ai été averti de votre arrivée."
- "Oui, me répondit-il aussitôt en souriant, et je sais
ce que peut contenir ce papier. Notre régiment n'a pas eu de chance
dans le secteur qu'il tenait à votre gauche, nous venons d'être
relevés et le Général s'adressant aux Officiers a prononcé
ces simples mots: "Messieurs je vais vous envoyer dans un endroit où
vous apprendrez à vous battre. - Cela suffit, je crois, pour vous expliquer
notre présence ici, mais soyez persuadé que je me mets à
votre disposition, et que s'il le faut je saurais mourir à vos côtés."
- Il n'en fallait pas davantage. La glace était rompue et la connaissance
était faite.
Rapidement je mis mon camarade au courant de la situation.
Je lui faisais part de mes craintes, concernant la gauche de ma Compagnie
sur laquelle le bombardement augmentait d'intensité, quand tout à
coup, deux hommes débouchant du bois s'abattirent dans le poste de
commandement. Ces deux hommes risquant cent fois la mort venaient de dérouler
sous les balles et les obus un téléphone de campagne. Quelques
instants après, j'étais relié directement au poste du
Colonel.
Vers midi le bombardement s'arrêta, un silence de mort lui succéda.
Que se passait-il ? était-ce une trêve ? Etait-ce au contraire
le déclenchement de l'attaque ? Anxieux, le coeur battant à
rompre, j'attendais en vain des renseignements. Tout à coup, un homme
affolé, les yeux hagards, entra dans l'abri en criant: "Les Boches
! Les Boches !" - Au même instant l'appel vibré du téléphone
se mit à s'agiter convulsivement. Rapidement je saisis un écouteur
et tendis l'autre à mon camarade: "Allô! Allô! c'est
vous ?..." - "Oui mon Colonel !" - La voix reprit, énergique
et dure: "J'apprends par la septième Compagnie que l'ennemi s'est
emparé de votre gauche, les marsouins ont lâché, la liaison
est rompue. Prenez vous-même le commandement de la contre-attaque, je
vous donne l'ordre de reprendre la tranchée perdue."
Saisissant un fusil, je sortis aussitôt de l'abri, suivi de mon
camarade. En un instant la section de Coloniaux et les quelques hommes de
ma Compagnie qui se trouvaient là avaient pris les armes. Nous étions
prêts pour la contre-attaque.
Sortir des boyaux pour se lancer à découvert sur la tranchée
perdue "eut été folie. C'était exposer cinquante
hommes aux feux croisés des mitrailleuses ennemies et c'était
pour tous la mort inévitable. Il ne restait donc qu'un moyen: la contre-attaque
par les boyaux.
Comme je l'ai dit souvent nous luttions à coup d'hommes contre du matériel
et mes soldats démoralisés, fous de peur, s'enfuyaient. Pousser
l'un de ceux-ci devant moi, c'était mener la bête au sacrifice,
et cette odieuse besogne me répugnait. Prendre la tête du sinistre
cortège, c'était sans doute exposer inutilement ma vie et priver
deux cents hommes éperdus du guide qui pouvait les sauver. Et ces idées
contraires s'entrechoquaient dans mon cerveau avec toute la rapidité
que seule peut avoir la pensée. Entre ces deux idées, mon choix
fut bientôt fait, il fallait une tête à la barricade vivante,
elle fut ce qu'elle devait-être: je partis le premier...
Les mains crispées sur mon fusil, j'avançais vers la tranchée,
suivi de mon camarade et de la section de réserve. A chaque pas, des
blessé affreusement mutilés, ou des fuyards aux pupilles dilatées
par la peur se dressaient devant moi et me repoussaient en hurlant ce cri
sinistre: "Les Boches ! Les Boches !"
A coups de coudes et d'épaules, je les pressais contre les parois des
boyaux pour les obliger à me livrer passage.
Enfin j'entrais dans la tranchée ! - Le doigt sur la détente,
l'oeil fixé sur chaque détour du fossé, prêt à
faire feu sur le premier casque gris qui aurait le courage de me barrer la
route je me glissais de tournant en tournant. Je fis ainsi dix mètres,
puis vingt, puis trente. Derrière moi la tranchée reconquise
se garnissait des nôtres. Devant, hélas ! toujours le vide affreux,
le vide attirant avec la menace terrible du guet-apens sournois ! - Qu'importe,
il fallait resserrer l'étreinte, à tout prix il fallait retrouver
au bout de cette tranchée des visages amis et j'avançais toujours.
Lutter d'homme à homme, à armes égales, fusil contre
fusil, poitrine contre poitrine, c'était sans doute trop noble pour
les bandits d'en face et lâchement ils fuyaient, cherchant à
retrouver derrière leurs hypocrites machines à tuer le courage
et la force qu'ils ne pouvaient puiser en eux-même.
Soudain, un fracas épouvantable retentit, le sol se mit à
trembler autour de moi, des blocs de terre et de pierre accompagnés
de débris de racines volèrent dans les airs au milieu d'un torrent
de flammes et de fumée: la mort passait où le Boche n'avait
pu rester. Un coup plus sec, plus déchirant s'abattit à mes
pieds, une douleur atroce et indéfinissable envahit tout mon corps,
le sang me jaillit des yeux et du nez, mes oreilles se mirent à siffler,
meurtri, désemparé, vaincu, je perdis connaissance.
Combien de temps dura mon évanouissement ! Quelques minutes ! Quelques
secondes peut-être.
Quand je revins à moi la canonnade avait cessé. Affreusement
seul, je sentis monter la fièvre, une soif dévorante m'étreignait
à la gorge. J'eus peur de la mort.
Mourir là ! abandonné, dans ce trou qui me servirait de
tombeau ! Mourir peut-être aux mains de l'ennemi qui dans un instant
reprendrait sa conquête momentanément perdue. Tout ! mais pas
cela ! - Je ne voulais pas mourir encore !
Me redressant dans un suprême effort, m'appuyant les épaules
le long des parois du boyau, soutenant de ma main droite mon avant-bras gauche
fracassé auquel pendait une main horriblement tuméfiée,
je partis en titubant dans la direction des miens, vers la terre française,
vers la vie !
Au prix d'efforts inouïs, je parvins à me traîner jusqu'aux
premiers de mes hommes qui tiraillaient à quelques trente mètres
de là. - En me voyant ainsi, mutilé et sanglant, ils reculaient
d'effroi, puis saisis d'une rage folle, impuissants à me venger, ils
levaient leurs poings vers la tranchée ennemie en hurlant: "Oh
les vaches ! Oh les vaches !".
Ma douleur ne pouvait cependant me faire oublier mon devoir. L'idée
qu'il fallait à tout prix maintenir la possession de la tranchée
était encrée dans mon cerveau et elle me poursuivait comme un
cauchemar poursuit un malade. A chacun des hommes devant lequel je passais,
je répétais d'un ton suppliant ces simples mots: "Occupez
la tranchée, il n'y a personne ! Occupez la tranchée !."
Au poste de Commandement, j'eus encore la force de faire téléphoner
au Colonel pour demander du renfort, puis ce fut tout ; j'était par
moi même incapable de faire un nouvelle effort. Que se passait-il alors
entre les quelques hommes qui m'entouraient ? Je ne sais ! - Mais l'un d'entre
eux se leva, puis me saisissant sous les bras, me dit simplement ces mots:
"Allons mon Capitaine, il faut partir. Appuyez-vous sur moi."
Que m'importait à moi la sortie du boyau et la traversée
du terrain battu par les balles ? J'avais mon compte, je ne réfléchissais
plus. Mais cet homme en pleine force, en pleine jeunesse, qui chaque jour
sortait du boyau et traversait ce terrain avec toute la rapidité que
seule peut donner la crainte de la mort, croyez-vous qu'il n'était
pas sublime de marcher à mes côtés et de soutenir mes
pas tremblants !
De temps en temps quelques paroles de cet homme venaient ranimer mon courage,
et pour faire un nouvel effort, j'avais besoin d'entendre cette voix angoissée
par la peur répétant sans cesse à mon oreille: "Dépêchons-nous,
mon Capitaine ! Dépêchons-nous !."
La mort ne voulu pas de moi, elle fut juste en épargnant le brave
qui venait de me sauver. Peu à peu la forêt s'épaissit,
les balles devinrent plus rares, le poste de Commandement du Chef de Bataillon
apparut à nos yeux.
Un agitation fébrile régnait en cet endroit, partout des
soldats s'équipaient en hâte et prenaient leurs fusils, le Commandant
affairé, lançait des ordres en courant de tous côtés,
je compris en voyant ce tableau que mon appel aux armes venait d'être
entendu. Au milieu de cette agitation mon agent de liaison me conduisit au
poste de secours où se trouvaient quelques infirmiers. L'un d'eux jugeant
sans doute immédiatement de la gravité de ma blessure ne prit
même pas le temps de débarrasser mon avant-bras meurtri des effets
qui l'entouraient et faisant un volumineux paquet de tout cet amas sanglant,
le suspendit à mon épaule au moyen de la cravate que je portais.
Pendant que cette pénible opération s'accomplissait, mon agent
de liaison, debout, silencieux, attendait à quelques pas de là.
A ce moment le Commandant qui partait vers les lignes, en emmenant sa réserve
s'aperçut de la présence de cet homme. Le revolver menaçant,
il bondit vers lui en criant: "Que faites-vous ici, marchez, ou je vous
fous une balle dans la peau". ces mots me firent relever la tête,
et je vis du rouge monter à la figure du brave, qui, se redressant
sous l'insulte, répondit à mon Chef: "Vous croyez que je
fous le camp, mais regardez donc mon Capitaine, c'est moi qui vient de l'amener
ici." - A ces mots le Commandant qui jusqu'alors ne m'avait pas aperçu
dans la bagarre jeta sur moi un regard rempli d'effroi, puis sans mot dire,
il s'élança dans la forêt.
Mon pansement terminé, l'infirmier fit signe au soldat qui m'accompagnait
et nous reprimes notre marche de plus en plus pénible dans la direction
du poste de commandement du Colonel. J'avais hâte d'arriver auprès
de mon chef, de savoir par lui ce qui se passait là-bas, et ce désir
me rendait du courage. Le Colonel debout, devant son abri, me regardait venir
; lorsque je fus auprès de lui, je ne pus m'empêcher de lancer
ce cri d'angoisse que l'émotion et la faiblesse étreignaient
dans ma gorge: "Mon Colonel ! la tranchée...ce n'est pas ma faute...!".
Deux grosses larmes sortirent des yeux de mon Chef qui me dit très
doucement en me prenant la main: "Mon pauvre petit ! Soyez tranquille
! La tranchée vous l'avez reprise !" A mots entrecoupés,
je voulais rendre compte de ce qui se passait là-bas, mais le Colonel
ému, m'interrompit en disant: "Non mon petit, il faut partir tout
de suite. Je vais vous faire porter sur un brancard au poste de secours du
régiment à la Harazée, car votre blessure au ventre doit
vous faire souffrir pendant la marche". A ces mots, baissant les yeux,
j'aperçus un morceau de fonte qui sortait du côté droit
de ma capote en lambeaux, et du sang qui s'écoulait lentement de cette
blessure ignorée. Arrachant d'un geste vif cet éclat de ferraille,
je le lançais loin de moi avec dégoût en disant: "Mon
Colonel, ce n'est rien, je n'ai pas besoin de brancard, je pourrai marcher
jusqu'à la Harazée!".
Puis, heureux d'avoir fait tout mon devoir, je partis dans la direction
du village, toujours soutenu par mon agent de liaison.
Comme il me parut long ce dernier kilomètre. A chaque instant je voulais
m'arrêter pour m'asseoir, mais le soldat qui m'accompagnait sentant
sans doute qu'un tel arrêt devait être le dernier, ranimait mon
courage en répétant: "Allons mon Capitaine ! nous approchons
!" et pour me donner le coup de fouet nécessaire à un nouvel
effort, il me versait dans la bouche à chaque arrêt, le contenu
d'une fiole d'eau-de-vie que la Colonel lui avait donné à mon
insu. Enfin, dans la vallée, le village apparut à la lisière
de la forêt, un soleil radieux éclairait les toitures des maisons
encore épargnées par les obus, des soldats tranquillement accroupis
tout le long d'un ruisseau lavaient leur linge paisiblement ; ici, ce n'était
plus la guerre et je me sentis heureux de vivre encore.
A moitié ivre, boueux, loqueteux, le visage inondé de sueur
et de sang, je fis mon entrée dans la maison qui servait de poste de
secours au Régiment.
Affalé sur une chaise, n'ayant plus maintenant à songer
qu'à moi-même, je ressentais plus violemment mes souffrances,
ma vision se faisait moins distincte, ma bouche enflait, mes oreilles bourdonnaient,
des brûlures insupportables me torturaient le visage. Après avoir
éprouvé la crainte de la mort j'eus peur d'être défiguré.
Aussi, dès que le docteur, un de mes amis, se fût approché
de moi pour me panser, cette idée de malade était tellement
ancrée dans mon cerveau que je voulais avant tout me rendre compte,
à l'aide d'un miroir, de la gravité de mes blessures à
la face. En vain mon ami cherchait à me persuader que les éclats
nombreux dont j'étais atteint seraient sans gravité, il dut
me laver avec un coin de son mouchoir et me tendre la glace de poche, que
par hasard il possédait sur lui. Après un examen attentif je
fus entièrement rassuré, le reste importait peu et je me laissai
panser.
Peu de temps après, installé sur un brancard ayant pour
compagnons quelques soldats grièvement blessés, je partais pour
Ste MENEHOULD dans une automobile sanitaire.
La nuit tombait lorsqu'on m'introduisit dans l'ambulance. J'étais là
depuis quelques minutes à peine lorsqu'un médecin s'approche
de moi. "Comment, me dit-il, déjà vous mon Capitaine, ça
n'a pas été long !" - et dans un demi-sommeil d'épuisement,
je reconnus un docteur auquel mon oncle m'avait présenté quinze
jours auparavant, lors de mon retour sur le front. "Allons, reprit-il,
après avoir ouvert mes vêtements et coupé la manche gauche
de ma capote, il faut faire un grand sacrifice mon Capitaine !" - "Je
m'y attendais, répondis-je, mais je vous en prie faites vite, je n'en
puis plus !".
Transporté sur mon brancard dans la salle d'opérations,
je vis sur la table un homme complètement nu, auquel on achevait de
bander la tête, et cet être endormi chantait à pleins poumons:
"Les voyez-vous, les hussards, les dragons, la garde..." - Emporté
dans les bras robustes d'un infirmier, il disparut, en chantant, dans une
salle voisine ; mon tour était arrivé.
La sensation d'un masque qu'on me posait sur le visage, une voix me répétant
sans fin: "Respirez fort, respirez fort !", l'apparition de milliers
d'étoiles tournant autour d'une étoile plus grosse à
une allure vertigineuse, des carillons joyeux, puis ce fut tout, j'étais
endormi.
Le lendemain, au jour, en m'éveillant, j'eus l'impression de sortir
d'un rêve. Pourquoi étais-je dans le lit, nu comme un ver ? Pourquoi
ces draps tachés de sang ? Qui donc m'avait transporté dans
cette chambre inconnue ? soudain, en un instant, les souvenirs revinrent en
foule à mon esprit: la bataille, le retour vers l'arrière, l'arrivée
devant le Colonel, le Poste de secours, l'ambulance: tout cela défilait
devant mes yeux. Mais quoi ! Ne m'avait-on pas mis sur une table d'opérations,
que les doigts de ma main gauche me cuisaient encore comme après une
blessure atroce ? et rapidement ma main droite se précipita dans la
direction de mon mal. Hélas ! ces doigts qui me semblaient piqués
par des milliers d'épingles n'existaient plus ; il n'y avait plus rien
qu'un volumineux paquet fixé autour d'un bras qui s'arrêtait
au coude. En me soulevant je sentis une nouvelle brûlure au côté
droit et je vis qu'une large ceinture entourait tout mon corps. Dans le coin
de cette chambre personne ne pouvait me voir, en face de moi deux grands blessés
semblaient dormir, j'étais seul pour ce triste réveil, je me
mis à pleurer.
Quelques jours après, mes parents, avertis par un ami, se tenaient
à mon chevet, et quand mon évacuation fut décidée,
ces deux êtres chers accompagnés par mon oncle, tous trois retenant
leurs larmes, portèrent eux-mêmes dans le train sanitaire le
brancard sur lequel je reposais.
Soigné dans un hôpital u Midi, je recevais bientôt en présence
de tous les blessés de l'hôpital la croix de la LEGION D'HONNEUR
avec cette citation à l'ordre de l'Armée:
"Blessé une première fois, le 15 septembre. Revenu
sur le front à peine guéri, a été blessé
à nouveau et par deux fois en entraînant le 12 Novembre vers
une tranchée menacée par l'ennemi, sa section de réserve.
A maintenu la position de cette tranchée. (Vient d'être amputé
d'un avant-bras.)".
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